voici la retranscription d’un article sur les Panhard « Lame de rasoir » écrit par Christian H. Tavard au début des années ’70 (ou plutôt fin des années ’60, puisque le titre est « C’était il y a quarante ans, les Panhard de record »).
Si, pour Panhard, la « belle époque » avait été celle des grands succès routiers, « l’après Grande Guerre » fut, pour la marque doyenne comme pour beaucoup d’autres, l’époque des records.
Ne voulant pas laisser les Renault ou Voisin glaner les lauriers ni inaugurer seules le palmarès du nouvel autodrome de Montlhéry, Panhard et Levassor, dont les derniers exploits sportifs remontaient à 1907, décida, dès 1924, d’affronter le chronomètre. Quatre voitures différentes furent utilisées, et si les plus glorieuses – 20 puis 35 CV – laissèrent des traces dans les revues ou journaux de l’époque, leurs cadettes — 20 puis 10 CV « Lame de Rasoir » furent bien plus discrètes.
Révolutionnaires en certains points, ces deux modèles sombrèrent dans l’oubli. Patiemment, leur histoire peut être reconstituée ; elle demeure, néanmoins, assez confuse et nous nous sommes efforcés de déméler l’imbroglio, sans prétendre toutefois y parvenir.
Que nos lecteurs veuillent donc nous excuser s’ils relèvent ici quelques erreurs — ce qui est probable — ou s’ils notent aussi quelques omissions, ce qui est certain. La contradiction possible fut toujours un piment de l’histoire et c’est avec attention que nous accueillerons tout renseignement complémentaire.
Comme les trois mousquetaires, les Panhard de record étaient quatre et leurs principales caractéristiques techniques apparaissent dans un tableau ci-contre.
Deux d’entre elles, les deux premières, furent de simples modèles de séries (châssis-moteur) dotés de carrosseries spéciales et à peu près identiques ; les deux autres, par contre, avaient été entièrement conçues et construites pour la chasse aux records. Ce furent, hélas, les malchanceuses du lot !
Au premier coup d’oeil, les « séries améliorées » se distinguent par leur carrosserie « bois » alors que les spéciales se caractérisent par leur minceur extrême et leur robe de métal poli qui les firent dénommer bientôt « Lame de rasoir ».
Quoique plus basses, ces « voitures coupe vent » présentaient quelques ressemblances avec la Talbot Darracq, spéciale qui, dès 1913, s’était illustrée à Brookland en frôlant les 170 km/h.
Bien entendu, la particularité essentielle de nos deux dernières Panhard était ce grand volant de direction, sans branche, qui entourait le corps du pilote. Pour voir la route ou la piste, le conducteur devait jeter un coup d’oeil à droite ou à gauche. Evidemment, le maître couple de la voiture se trouvait réduit à sa plus simple expression. Bien avant donc que M. Colin Chapman demande à M. Clark de s’allonger dans l’habitacle d’une Lotus XXV, l’ingénieur Breton, puis Ortmans, avaient expérimenté la position.
Comme nous l’a expliqué l’ingénieur Bionier qui participa à la conception de ces voitures, les deux modèles, la 5 L comme la 1 500 cc, furent véritablement dessinés et construits sur mesure, très exactement aux mesures de Breton.
Mais, respectant l’ordre chronologique, revenons d’abord aux deux premiers modèles de série.
Acier-acajou et cuivre!
Est-ce l’excellent temps réalisé par l’amateur Ortmans lors du meeting de Boulogne-sur-Mer en 1924, qui donna l’idée aux dirigeants de la marque de s’orienter vers les records ? On peut le croire, encore que de multiples projets prêtés alors à Renault et à Voisin aient dû probablement accélérer la décision, mais une chose est sûre ; dès le début de l’année 1925, un châssis Sport 25 ch fut cédé au département « recherches » de la Porte d’Ivry. Après moins de 5 mois, fin juin, étincelante sous sa carrosserie d’acajou cloutée de cuivre, la 20 ch pouvait partir vers Montlhéry.
Très belle, admirablement proportionnée, cette voiture se présentait comme une, fausse monoplace. Le conducteur était décalé vers la droite, la place gauche étant recouverte.
Pour ses débuts, la voiture donna presque entière satisfaction puisque l’ingénieur Breton établit quatre records du monde et que le meilleur tour d’anneau fut couvert en 48″ 1/5, soit à 190,324 km/h. Malheureusement, Breton échoua contre le record du monde de l’heure : 100 km avaient été couverts, l’avance sur l’ancien record paraissait confortable quand un pneumatique éclata. Le temps de réparer et la moyenne générale retomba à 168,900 km/h. Petite consolation, tout de même, si le record mondial, propriété de Parry Thomas (175,564 km/h sur Leyland-Thomas) était toujours debout, Breton avait établi un nouveau- record pour la catégorie 3 à 5 L. Naturellement, le moteur de cette 20 ch était du type « sans soupape », procédé expérimenté chez Panhard depuis 15 ans déjà. Parmi les innovations, il fallait compter l’emploi de chemises régulées en acier, minces et légères, qui permettaient d’atteindre un haut régime sans fatigue ni vibration. Les orifices d’alimentation avaient été largement dimensionnés et la culasse présentait une forme hémisphérique avec bougie unique et centrale, pour chaque cylindre.
Ortmans en piste
De la réussite de Breton allait naître la vocation d’un pilote amateur : Ortmans, propriétaire, on l’a vu, d’une 20 ch Sport de série. Ayant déjà obtenu quelques résultats flatteurs au volant d’une voiture non transformée, Ortmans montait à Paris, obtenait l’autorisation d’adopter lui aussi une caisse type « acajou » et l’essayait à La Baule. Malgré un mauvais revêtement, la Panhard « assistée » dépassait les 160 km/h.
Un mois plus tard, mais à Montlhéry cette fois, Ortmans culbutait les records d Breton.
Etait-ce toujours la voiture personnelle de notre amateur ou la machine prêtée par l’usine ? On l’ignore, mais il faut remarquer que lors de la tentative du mois de juin, la Panhard de Breton était équipée de roue artillerie en bois, alors que la voiture d’Ortmans — les documents photographique reproduits ici en font foi — était dotée de roues fil. Ces photographies, notamment permettent de constater la présence de tambours de freins sur les quatre roues, ce qui n’était peut-être pas le cas lors de la tout première tentative (freins arrière seulement). Une certitude toutefois pour la marque doyenne, il s’agissait d’une Panhard issue directement de la série. La parole revenait alors aux publicitaires qui, négligeant les records intermédiaires, devaient surtout mettre l’accent sur la vitesse horaire 185,773 km/h; la performance méritait effectivement d’être exploitée puisque quatre mois plus tôt, une Renault 40 ch n’avait réalisé que 173,231 km/h. Pour être impartial, il faut toutefois remarquer que la Renault se préparait alors à tourner pendant 6 h d’affilée.
Second bénéficiaire des nouveaux records, Ortmans, définitivement adopté par la marque, visait pourtant plus haut.
Châssis, freins, profilage ayant donné toute satisfaction, pourquoi alors ne pas essayer un moteur 35 ch ? L’idée fut retenue et, en avril 1926, une 8 cylindres était prête.
Le châssis ressemblait à celui de l’ancienne voiture, les formes de la carrosserie avaient également été conservées mais, pour de questions de poids sans doute, voire de prix de revient, l’acajou avait cédé sa place à la tôle d’aluminium. Comparé à celui de la 20 ch, l’empattement de la 35 était augmenté de 45 cm car il fallait bien loger le majestueux 8 cylindres.
Ce moteur dont l’ancêtre avait vu le jour en 1921 fut sans aucun doute l’une de grandes réussites de la marque. Le capot levé, ce groupe long et étroit apparaisse dans toute la pureté de ses lignes, débarrassé de ses cartes de soupapes et des tiges de commandes ou de rappels classiques. Issu des 16 puis des 20 ch, ce type 35 était constitué, en fait, de 4 cylindres (85 x 140 mm) placés bout à bout, chaque groupe possédait sa magnéto et son carburateur.
Le graissage était du type employé sur tous les modèles de la marque, c’est-à-dire par circulation sans pompe continue et débit proportionnel à l’ouverture du pavillon des gaz. Pour lubrifier le tout, 18 L d’huile étaient nécessaires : 4 L dans les cuvettes disposées sous les bielles et 14 L dans les réservoirs situés de part et d’autre du carter supérieur. L’installation du démarreur et de la dynamo combinés en bout de vilebrequin ajoutait à la netteté de l’ensemble. Sous le capot, en effet, seules les magnétos et la pompe à eau situées à l’avant gauche, venaient à peine contrarier la pureté du bloc. Très beau, ce « 8 en ligne » était aussi puissant et efficace.
Sur les modèles clients, il était quasi impossible de mettre le « pied au plancher » en palier. En côte, la voiture était irrésistiblement enlevée, sans à coup ni effort et, à l’époque, tous les « mordus » de la marque répétaient le mot célèbre du talentueux C.T. Weymann : « il y a vraiment un baladeur de trop dans cette boîte de vitesse ».
Parmi d’autres perfectionnements, bien dans la manière Panhard, il faut signaler aussi les ressorts dits auto-amortisseurs. Ces ressorts pouvaient être ramenés très rapidement en position de repos grâce à « l’interposition » entre chacune des lames, d’une série de petites lamelles d’acier. Celles-ci freinaient le ressort dans les deux sens par une friction additionnelle et combinaient ainsi le rôle de l’amortisseur à celui du ressort proprement dit. De petits ressorts en spirales placés en dessous, à chaque étage de décrochement des lames maîtresses, permettaient de régler proportionnellement la friction. Toutes ces innovations se retrouvaient naturellement sur la voiture de record et la seule différence avec la mécanique de série concernait simplement la démultiplication finale.
Ortmans avait vu juste et, pour sa première sortie il s’octroya non seulement les records de 50 km, 50 miles, 100 km et 100 miles mais également un nouveau record de l’heure (193,508 km/h)*: performance la plus spectaculaire ; sur 100 km, la « Pan-pan 35 » avait dépassé nettement les 200 km/h. Devant un si brillant et si rapide résultat, l’état major de la marque ne pouvait résister à la tentation. Pour dominer, distancer, éclipser Perry Thomas, le spécialiste mondial de la vitesse, il fallait construire une véritable voiture de record. L’escalade était engagée ; dès le mois d’avril, la première « lame de rasoir » était mise en chantier.
Cette première voiture est, hélas, toujours demeurée assez mystérieuse, plus encore que sa cadette, la 1500 cc. On sait, en tout cas, que l’ingénieur Breton décrocha deux nouveaux records (voir notre tableau récapitulatif) et il semble bien que ce soit au volant de cette voiture, ou du moins d’un modèle en tout point semblable que l’infatigable ingénieur pilote trouva la mort à l’époque du Salon 1926, peu après avoir dépassé les 200 km/h. Toujours selon son collègue l’ingénieur Bionier, la 20 ch avait été conçue pour atteindre les 240 kmh. Nous avons la certitude qu’elle couvrit officiellement 5 miles à 223 kmh de moyenne.
La carrosserie de cette voiture était en métal léger, la structure étant formée de lattes longitudinales placées jointure contre jointure et maintenues par des membrures internes. Pour que cette jointure entre chaque bord soit parfaite, les tranches supérieures et inférieures avaient été taillées en chevrons. Les lattes s’imbriquaient parfaitement, ce qui laisse supposer un admirable travail d’ajustage. Cette carrosserie était légèrement moins longue que le châssis proprement dit dont les deux longerons, parallèles sur les 3/4 de leur longueur, se rejoignaient sous la pointe arrière. Quant à la largeur, elle ne devait pas dépasser 55 cm, au droit du poste de pilotage dans lequel le conducteur, on le sait, se tenait à demi couché. Vue de face, la partie supérieure de l’avant formait un arrondi, la tête du pilote se trouvait dans le prolongement mais il n’était pas question, pour celui-ci, de « voir par dessus ». A Montlhéry, une vision latérale était, parait-il, suffisante…
Bien qu’il s’agisse d’un moteur 5 L, la longueur du capot, malgré les tendances de l’époque, ne dépassait pas le quart de la longueur totale. Ce capot était percé sur les deux côtés de deux groupes de… persiennes et, dans sa partie haute, de deux fenêtres longitudinales. Le radiateur, style coupe-vent, avait été fourni par Moreux; il était pris dans un carrossage en métal poli, épousant lui aussi strictement les formes de la carrosserie. Pour améliorer la ventilation, on avait même ajouté un carénage en tôle qui formait tunnel de venturi.
Remarquons aussi que les ressorts avant se trouvaient logés sous les longerons du châssis et qu’ils étaient carénés. Le système d’échappement (à l’origine deux conduits de 4 tubes qui se rejoignaient au sortir du capot) courait également sous le longeron gauche. Quant au fameux volant de direction, notre document ci-contre permet d’en admirer les détails et l’audace. Incliné d’avant en arrière sur la 5 L, il fut placé, à la demande même de l’ingénieur Breton, dans l’autre sens sur la 1500. Sur l’une comme sur l’autre de ces voitures, le levier de changement de vitesse ainsi que la commande manuelle des freins se trouvaient placés au centre, un peu en avant des pédales. Pour transmettre le mouvement, le volant proprement dit était fixé à un secteur denté qui l’engrenait à sa base sur le boîtier de direction par l’intermédiaire d’un pignon Bendix. Un mécanisme démultiplicateur était ensuite adapté. Sur la 5 L, la transmission du mouvement s’effectuait finalement par une bielle latérale placée à droite qui attaquait la traverse avant de direction située en arrière de l’essieu. Ce dispositif variait sur la 1500; la bielle était placée entre les longerons du châssis et attaquait une double biellette en équerre, la traverse de direction, l’articulation s’effectuant, là, au centre.
Un petit mystère plane toujours sur l’essieu avant qui ne se fixait pas au centre des roues mais en dessous de l’axe de rotation. De cette disposition, on pourrait déduire que les roues avant de la 1500 étaient montées sur des flasques fixes encastrés dans les jantes. A ce sujet, l’aide de nos lecteurs nous serait précieuse, utile aussi pour élucider le second mystère, celui du freinage avant. Le mécanisme de commande pouvait évidemment être placé à l’intérieur même de l’essieu, mais, compte tenu de l’étroitesse des roues, on imagine mal la forme des tambours. Une certitude en revanche, le freinage arrière s’effectuait en sortie de différentiels.
Voyons maintenant la carrosserie de cette 1500. Si l’on reprend les cotes, l’ensemble était de très petite taille et la largeur n’excédait pas 45 cm, encore s’agit-il là de la largeur maximale calculée à hauteur de l’habitacle, à un endroit où — tout de même —on avait prévu un débattement sur les coudes du pilote. Vu de dessus, cet étroit cigare d’acier ressemblait, en tout point à la carrosserie de la 5 L. Innovation sur cette seconde voiture: un appuie-tête réglable avait été monté ; il fallait d’ailleurs l’enlever pour que le conducteur puisse accéder aux commandes. Celui-ci installé, un écrou de réglage permettait de bien caler le .. tout !
Si cette voiture ne devait jamais connaître les honneurs du palmarès, elle eût quand même mérité de survivre, ne serait-ce que pour nous livrer ses derniers secrets. Hélas après un voyage malheureux en Angleterre et malgré toute la résolution, l’acharnement même de Ortmans bien décidé, lui, à poursuivre les mise au point, la firme décida d’arrêter les expériences des « spéciales ».
La 1500, exposée au Salon de Paris 1926 disparut un an plus tard, mais selon Serge Pozzoli, grand chasseur de nos anciennes gloires mécaniques, le moteur 4 cylindres de la « Lame de rasoir » n° 2 aurait survécu au moins jusqu’en 1955 !
Notons que malgré toutes ces mésaventures, la maison Panhard poursuivit quand même ses tentatives avec l’ancienne 35 ch. Ortmans se signala encore à l’attention, en Suède, lors de l’hiver 1927, mais ce ne fut qu’en 1930 qu’un nouveau programme de records fut remis à l’étude.
Au mois d’août de cette même année, Doré atteignait les 222 km/h sur la route d’Arpajon, puis Eyston survint, qui allait ajouter quelques pages glorieuses et quelques record nouveaux à l’histoire de la majestueuse 8 cylindres 1938 cc. Nous en reparlerons…
Ch. T.
(Quant à l’ingénieur des ces Panhard, Marius Breton, il trouva malheureusement la mort sur la piste de Montlhéry en 1926)