Voici un article paru dans « La Vie au Grand Air » de 1908. Il relate un de ces « exploits » tant prisés à cette époque et qui servaient à la promotion des automobiles, en démontrant leur utilité et, bien sûr, de publicité pour la voiture qui réussissait son pari, comme ici Lorraine Dietrich.
Il s’agit de la 24 chevaux (immatriculée 860 M 2) de Paul Meyan (journaliste et écrivain qui a fondé et dirigé le journal « La France Automobile » et fervent défenseur de ce nouveau moyen de locomotion. Sa voiture est une Lorraine Dietrich car il était ami, entre autres, avec Eugène de Turckeim!)
Cet exploit consiste en la montée de la côte de La Turbie en partant de Monaco (et donc pas par la route qui servait à la fameuse course de côte Nice – La Turbie qui s’est courue de 1897 jusqu’en 1939), voici les détails dans cet article:
3 KILOMÈTRES 600 EN HUIT HEURES
Grimper à la Turbie, par un chemin muletier présentant comme sol des têtes de rochers et des pentes en escaliers atteignant parfois 20 %, telle est la performance qui vient d’être accomplie par une 24 chevaux.
Derrière la ville de Monaco, et le long du funiculaire, s’ouvre un chemin datant de l’époque des invasions sarrazines et qui conduit, 560 mètres plus haut, au village de la Turbie. Le sol, formé de grosses pierres, de têtes de rochers usés par les eaux qui, depuis des siècles y descendent en cascade à la moindre pluie, n’a jamais été foulé que par les pieds des hommes et le fer des mulets. Jamais une roue ne s’y est aventurée. Qu’on se figure une série de lacets brusques, s’élevant pendant 3 km. 600 le long de la montagne dénudée, larges de 2 mètres dans la plus grande largeur, formés d’une série d’escaliers, dont les marches ont 15 à 20 centimètres de hauteur, et dont la pente moyenne de 16 % atteint jusqu’à 20 % dans certains tournants !
C’est ce chemin que notre confrère Paul Meyan paria, au cours du récent Meeting de Monaco, de faire gravir à une voiture automobile, reconnaissant d’ailleurs que ce serait un tour de force plus difficile peut-être que ceux qu’on a pu exiger des voitures, au cours de raids comme ceux de Pékin-Paris ou de New-York-Paris. Il avait la voiture sous la main. C’était une 24-chevaux Lorraine-Dietrich, double phaéton, à entrées latérales, 3 m. 45 d’empattement et 1 m. 45 de voie. Le mécanicien qui accepta de tenir le volant dans cette difficile entreprise fut Emmanuel Piccolo. C’est, d’ailleurs, un spécialiste de ces genres de tour de force. Déjà, l’an dernier, il avait mené une 24-chevaux Lorraine-Dietrich au sommet du Prarion, dans le massif du Mont-Blanc, au milieu de difficultés sans nombre.
Mais là, la tâche était plus dure encore. Le chemin, en certains endroits, était plus étroit que la voiture. Il fallut donc disposer des planches au-dessus du ravin, pour supporter les roues. Ailleurs, il fallut prévoir des crics pour déporter l’arrière de la voiture, dans des virages où le chemin se repliait littéralement sur lui-même. Enfin, des colliers de fer munis de crampons furent placés autour des roues arrière. Il était bien entendu qu’aucune aide ne devait être donnée à la voiture, et que l’ascension devait se faire par les seuls moyens du bord.
Six jours furent employés aux préparatifs. Tout Monaco était au courant de la tentative, et à l’heure du départ, quoiqu’il ne fût que 8 heures, il y avait déjà foule à l’entrée du chemin de Moneghetti.
Après in passage si resserré entre les maisons, que les chapeaux des roues éraflent le mur de chaque côté, la route se dégage, elle est désormais bordée par un mur à gauche, tandis qu’à droite c’est le vide. Un premier passage sur les madriers, les roues de droite surplombant le ravin et de nouveau la terre ferme. Ferme? pas assez, puisque la voiture est à peine passée que le sol s’effondre; une partie du chemin est descendue dans le précipice, laissant un trou béant. On sera bien forcé de monter jusqu’au bout, puisqu’on ne peut plus revenir en arrière.
Mais la chose n’est pas si facile, mouillées par le brouillard, les pierres sont glissantes. Les crampons patinent sans mordre, laissant fuser une pluie d’étincelles. On arrive, en plaçant des madriers sous les roues, à avancer de quelques mètres, puis on recommence. Piccolo ne se désespère pas. Il essaie d’abord de faire sauter un crampon sur deux, espérant que, plus espacés, les crampons restant mordront mieux dans les interstices des rochers. Peine inutile. Les roues tournent sur place, sans avancer d’un centimètre. On a alors l’idée de remplacer les crampons qui glissent par des câbles. Il faut descendre les chercher à Monaco, les entourer autour des jantes. Bref, il est midi quand on repart. Plus de trois heures ont été passées à cette même place.
La voiture avance par bonds jusqu’au premier virage. Celui-ci est si court que le trottoir, sur la droite, a près de 50 centimètres de hauteur. Il faut élever l’arrière à l’aide des crics, glisser sous la roue des pierres et des madriers, pour pouvoir repartir. On continue, mais les roues ne cessent de patiner. C’est alors qu’on a l’idée de charger l’arrière pour donner de l’adhérence. Quatre paysans grimpent derrière le phaéton et cela marche. Cela marche même si bien que les curieux, qui sont maintenant foule, sont obligés de se mettre à courir pour suivre la voiture.
Chargée de ces sept voyageurs, sous la poussée de ses 24 chevaux, la voiture monte maintenant sans peine. Mais les lacets sont si durs qu’il est absolument impossible de virer. On a beau descendre pour braquer les roues à la main, tout virage est impossible. Il faut alors engager l’avant sur les rochers, porter l’arrière sur la route et continuer à monter en marche arrière jusqu’au prochain tournant, où on recommence la manoeuvre en sens inverse.
Après quelques péripéties de ce genre, le chemin s’engage enfin sous le pont du funiculaire, dont les wagons sont chargés de curieux venus de Monaco pour assister, un peu incrédules. à l’arrivée de la voiture. On débouche enfin sur la place du village, noire de spectateurs. Il est 4 h. 1/4. Les 3 km. 600 ont été gravis en 8 h. 1/4. Equipée sur des cordages à l’arrière et chargée comme elle le fut sur la fin, la voiture aurait pu grimper en trois heures.
C’est une dure épreuve, dont le moteur et le châssis Lorraine-Dietrich sont sortis à leur honneur. Une bonne part du succès revient à l’énergique mécanicien Piccolo, qui, pendant huit heures, a été constamment sur la brèche et soumis à des énervements qui auraient lassé les plus calmes. Félicitons notre confrère Meyan de son audace.
F.-A. WHEEL.
Encore une fois, merci au site Gallica de le BnF où j’ai trouvé le document et les photos.
SGA, « Société Générale d’Aéronautique » en fusionnant plusieurs avionneurs autour de Lorraine-Dietrich. Pour éviter le scandale politico-militaire, l’Etat autorise Amiot et Bloch a racheter l’entreprise a bas prix.